mardi 15 septembre 2009

Diego Imbert

Diego Imbert

« Apodiktik » ! Avouez-le, vous aviez oublié le sens de ce mot allemand. « Apodictique » (du grec apodeikhis, démonstration) est un terme de logique philosophique qui désigne les jugements dont la vérité ne peut être contredite et s’impose par nécessité. Diego Imbert s’est amusé à détourner du vocabulaire kantien ce mot qui sonnait bien à ses oreilles pour intituler le cinquième morceau de son disque, un superbe solo de contrebasse. Coup de chance, il peut aussi s’appliquer à toute la musique qu’il aime jouer et partager. Le jazz n’est-il pas ce langage universel qui n’a de sens que par la nécessité qui l’habite. Body and soul. Quand il est joué avec science et urgence, le jazz brille comme une évidence immédiatement …apodictique. Une preuve ? Au fil des plages, on est ici tenu en apesanteur par la seule vérité de cette musique. À son écoute, il est inutile de vouloir résister. Il faut se laisser aller, ne rien ajouter au charme qu’on subit, accepter le juste poids de chaque note, son balancement intérieur.
La musique que nous offre ici Diego pour sa première aventure phonographique sous son nom distille une poésie tantôt vive ou rêveuse, toujours entêtante. Elle n’a pas son pareil pour vaporiser autour de la silhouette mélodique de chaque thème une intense brume de chaleur, un halo de mystère. Les sons graves et la pulsation harmonique que communiquent les basses ne sont-ils pas le mystère du jazz, son cœur nucléaire ?
Pour sa première aventure en tant que leader et pourvoyeur de musique très personnelle, le contrebassiste a pris le temps de la réflexion pour réunir sa « dream team ». Pour réussir sa séance, il lui fallait d’abord deux oreilles expertes. Pour jouer le rôle de directeur artistique, l’oreille extérieure qui lui éviterait d’être pendant l’enregistrement au four et au moulin, il a fait appel à un ami, le contrebassiste Vincent Artaud avec qui il est lié par une grande complicité. Pour l’oreille de l’ingénieur du son, il a choisi sans hésiter un authentique magicien en la personne de Philippe Tessier du Cros.
Problème ? Avec qui échanger aujourd’hui la musique qu’il porte depuis si longtemps en lui ? D‘abord, une certitude, le groupe sera sans piano. Pour le choix des deux vents, Diego a pris les devants en invitant deux musiciens aussi différents que complémentaires. Contrairement à la trompette, instrument de l’affirmation solaire, le bugle, plus lunaire, est celui de l'intimité et de la confidence. Avec gravité et rondeur, il permet comme aucun autre instrument de colorer le souffle, le phrasé et l’articulation. Moins prolixe que le saxophone, le bugle exige sans esbroufe ni narcissisme, la justesse et la finesse, la précision et l‘émotion. Alexandre Tassel, musicien naturellement intuitif, est ici parfait de bout en bout. Sur chaque titre, tel un félin, il se glisse avec sensualité dans la musique qui lui est proposée. En contrepoint, Diego lui a choisi comme partenaire David El-Malek, saxophoniste très structuré, ascète des anches qui fascine par son sens de la construction et impressionne avec sa sonorité très personnelle, mouvante, tout à la fois dense et dansante. Voilà un attelage inédit qui fera date. Quant au choix du batteur, nulle hésitation. Franck Agulhon, le complice de plus de quinze années de fraternité rythmique, s’imposait comme une évidence. À s’éblouir tout au long du disque de la richesse et finesse de son jeu, on ne s’étonne pas qu’il soit aujourd’hui l’un des batteurs les plus demandés de la scène française.
Toutes les compositions de l’album ne sont pas le fruit du hasard. Elles ont été toutes mûries, peaufinées, méditées de longue date. Cela démarre avec « Garde fou », une pièce spécialement écrite pour le groupe. Au départ, ce sont deux accords qui tournent en boucle en une espèce de manège enchantée avant que la digue cède et que déferle enfin la vague harmonique. « 78 tours », comme son nom l’indique avec malice, est écrit en 7/8 en référence à Dave Holland, le musicien dont Diego affirme s’être le plus inspiré.
La famille est pour le contrebassiste une source décisive d’inspiration. L’arrivée d’un fils dans sa vie est ici célébrée par deux thèmes : « Les dents qui poussent », une ballade frémissante de tendresse, et « Léo », une valse rapide pour témoigner du bonheur toujours recommencé que son garçon lui donne au quotidien. Aude, la mère de Léo et l’épouse de Diego, n’est bien sûr pas oubliée avec cette « Ode » amoureuse, enrichie, en filigrane, d’une évocation de « Kind of Blue » de Miles Davis. Son père toulousain, ancien vice-président du Hot Club de France à qui Diego doit l’illumination juvénile du jazz, est ici évoqué par « La tournerie des drogueurs » en souvenir de feu un club de la Ville rose dans les années 50 situé rue des Tourneurs sous une droguerie. Quant à la mère, Diego lui a réservé une magnifique composition jouée deux fois, en groupe, puis en solo final. Elle s’appelle « Carthagène », du nom d‘une merveilleuse ville de la côte caraîbe de la Colombie dont elle est originaire.
Si Diego a chevillé au cœur l’esprit de famille, il pratique aussi l’art de l’amitié. Avec « Les fils », il se souvient avec émotion de deux amis tragiquement disparus : Philippe Leclerc, saxophoniste alsacien qui s’était illustré dans le groupe « Virage » et Philippe Simonin, ingénieur du son de Biréli Lagrene. Quant à « Mister OC », hommage à Ornette Coleman, c’est un exemple réussi de ce que doit être un exercice d’admiration.
Deux compositions sans référence individuelle concluent ce bel album de photos très personnelles. D’abord, « La lente éclosion des étoiles », une pièce qui réussit le pari d’évoquer avec subtilité la progression de l’ombre vers la lumière. Enfin le titre éponyme du disque : « A l’ombre du saule pleureur », ballade à la mélancolie douce qui n’est pas sans rappeler le poème de Musset : « Mes chers amis, quand je mourrai, plantez un saule au cimetière. J’aime son feuillage éploré. La pâleur m’en est douce et chère, et son ombre sera légère à la terre où je dormirai ».

Pascal Anquetil

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